J’ai traduit intégralement cette très intéressante analyse de l’évolution des chemins de Paco Nabal, spécialiste des chemins et auteur de guides depuis les années 1990 (article publié dans El Pais le 11.11.2016). Du boom des auberges privée au pèlerin Wifi, le cheminant moderne sait-il encore remercier ?
11.11.2016
Camino de Santiago Sociedad Anónima
En à peine une décennie, la plus connue des routes jacquaires en Espagne, a fait l’objet d’une mercantilisation jusqu’à des extrêmes insoupçonnés. Le Camino francés est un gigantesque négoce qui pourrait mourir de son succès. L’auteur de l’article a parcouru pour la première fois ce chemin en 1994, qui plus est, en février. Il se rappelle de sa solitude et de la rareté des infrastructures : « il fallait marcher des kilomètres et des kilomètres sans le moindre bar où acheter un « bocadillo », et bien calculer ses étapes si l’on ne voulait pas dormir sous le porche d’une église. Les rares personnes qui aidaient les pèlerins le faisaient de manière désintéressée. Et chacun acceptait ces « pénuries de services » de bonne grâce, selon le dicton jacquaire : « le pèlerin n’exige pas, il remercie ». Paco Nabal est revenu tous les ans sur les chemins jacquaires, en tant qu’auteur de guides publiés par El Pais : « en 1994, on comptait 70 auberges sur les 800 kilomètres du Camino francés. Il y en avait 400 cet été 2016. Le cas le plus marquant est celui de Sarria, où l’on dénombre aujourd’hui…27 auberges ».
Le boom des auberges privées
Si une chose a considérablement transformé le chemin ces dernières années, c’est bien l’apparition et la prolifération des auberges privées. Dans certaines communes où n’existait que l’auberge municipale ou celle tenue par les associations des amis du chemin, elles se comptent par dizaines. Personne n’a voulu laisser passer la poule aux œufs d’or qui passe à sa porte en marchant. Tous les propriétaires d’une grande bâtisse antique et ruineuse située dans un village traversé par les flèches jaunes l’a convertie en auberge. Ou plutôt en hostel, car ces établissements ressemblent plus à des hôtels bon marché d’une quelconque ville européenne qu’à une auberge de pèlerins. Par exemple à Reliegos, là où en 2010 il n’y avait qu’une auberge tenue par les riverains, on en compte aujourd’hui 6. Alors qu’il ne s’agit même pas d’une ville-étape traditionnelle.
Les repas, point-clé du commerce privé
Les repas constituent l’une des mannes essentielles du commerce des auberges privées. Si l’on arrive dans un village sans la moindre alimentation pour acheter du pain et quelques denrées mais où trois auberges se sont implantées, l’on n’a d’autres choix que d’accepter le dîner et le petit-déjeuner proposés par ces établissements. Et de s’acquitter d’une facture moyenne de 23 euros : 10 euros pour la nuitée, 10 euros pour le dîner et 3 euros pour le petit déjeuner. Comme le reconnaissent sans aucune pudeur les tenanciers de ces auberges : « si nous laissions une cuisine en libre-service, ce serait contre-productif pour notre commerce, car les pèlerins prépareraient eux-mêmes leurs repas ». Il faut cependant reconnaître que les auberges privées sont en général plus neuves et offrent plus de services que les auberges publiques.
Commerce saisonnier contre accueil désintéressé à l’année
Autre différence entre public et privé : 90% du secteur privé n’ouvrent que de mars (ou de la semaine sainte) à novembre, lorsqu’il y a le plus de pèlerins. Le chauffage coûte cher. Rester ouvert pendant l’hiver pour quelques hypothétiques pèlerins n’intéresse pas les privés. Les hospitaliers et volontaires qui gèrent les auberges municipales disent qu’en hiver, seules ceux qui s’intéressent vraiment aux pèlerins restent ouverts.
La guerre des flèches jaunes
Il y a aussi la guerre des flèches jaunes. Chacun y va de son pinceau, pour détourner les marcheurs vers leur établissement. Le problème n’est pas nouveau, mais s’est aiguisé avec la démultiplication de l’offre. Il n’est pas rare de voir des flèches fraîchement peintes ou mal dessinées, indiquant auberges ou bars. Les frictions, voire les bagarres entre propriétaires ne sont pas rares, pour dévier la poule aux œufs d’or vers leur commerce. On ouvre un négoce concurrent quelques rues avant, voire à l’entrée du village. Quand il existe plusieurs auberges dans une commune, les premières se remplissent toujours en premier.
Le pèlerin, vulgaire client des bars et restaurants
Les bars et les restaurants ne sont pas en reste. Certains d’entre eux, assurés de voir passer plusieurs centaines de marcheurs chaque jour, n’accordent pas d’importance à l’accueil du pèlerin et à la qualité de la nourriture proposée.
Les pèlerins eux-mêmes ont changé, composant de nos jours une foule bigarrée aux besoins divers. Tous n’acceptent pas de côtoyer une soixantaine de personnes dans un dortoir. L’offre de chambre double s’est donc développée, à 40 euros la nuit.
Quand la première édition des guides de Paco Nabal fut publiée, en 1999, était mentionné si le village comptait ou non une…cabine téléphonique. Aujourd’hui, la première question du pèlerin arrivant dans une auberge porte sur son équipement en Wifi. Ce qui est le cas un peut partout, à l’exception de certaines auberges municipales ou parroissiales. Toutes les auberges de la Xunta de Galicia en sont pourvues.
Les nouveaux pèlerins
La façon d’aborder le chemin a changé à l’instar de la société. Avant, on supposait que si quelqu’un partait sur les chemins, c’était en quête de silence, de solitude et de monologue avec soi-même. Aujourd’hui, dans les bars ou les auberges, tous sont penchés sur l’écran de leur téléphone mobile. Le côté sombre de l’irruption des mobiles, c’est que les pèlerins sont pendus à leurs téléphones. Avant, ils se racontaient des histoires, faisaient connaissance, partageaient leurs expériences, parlaient d’ampoules, de chiens menaçants ou de sentiers mal indiqués. Des pèlerins Wifi connectés en permanence…
Le pèlerin Wifi
Le sentiment général est que tout est plus organisé, préparé. On réserve sur Booking, on expédie des mails pour réserver des lits, on se connecte sur Facebook pour demander une place dans une auberge. Il y a même des agences qui proposent de tout organiser. Il suffit de leur dire de combien de jours et de quel budget on dispose. Elles réservent alors les hébergements et se chargent du transport des bagages. Le candidat au chemin paye en avance, et sait d’emblée où il va s’arrêter. Il ne reste plus beaucoup de marge pour l’improvisation.
Le pèlerin exige ou remercie ?
Une autre sensation émerge chez les hospitaliers aguerris : le pèlerin exige toujours plus. Auparavant, le cheminant remerciait pour ce qui lui était offert, dormait où il pouvait, acceptait les conditions imposées. Aujourd’hui, le marcheur connaît la rivalité entre les établissements pour l’attirer, et il se sert de l’abondance de l’offre pour marchander. C’est en quelque sorte le serpent qui se mord la queue. Si le commerçant ne voit dans le pèlerin qu’un client à qui soustraire de l’argent, il ne faut pas qu’il s’attende à des relations de gratitude comme il en existait d’antan. Si l’on traite un pèlerin comme un billet de 20 euros, celui-ci exigera un service pour une valeur de 20 euros.
Le pèlerin Lonely Planet
Un autre profil de marcheur contribue au changement de mentalité : celui du jeune nord-américain, néo-zélandais, australien ou d’Europe centrale en année sabatique, en quête d’aventure et de rencontres. Il y a chaque année plus de jeunes étrangers qui viennent profiter des tarifs attractifs du chemin comme ils partiraient faire du tourisme en backpacker en Asie du Sud-Est. Une manière de parcourir l’Espagne, mangeant, buvant et dormant pour 20 euros par jour. Une offre imbattable, mais qui contribue à affaiblir le sens humaniste du pèlerinage.
Les hospitaliers volontaires ou l’esprit du chemin
Il y a une institution digne d’éloges : celle des hospitaliers volontaires. Des anonymes qui consacrent leurs vacances à gérer des auberges paroissiales, municipales ou associatives. Ils changent tous les 15 jours et offre un accueil dans le plus pur sens chrétien du terme. Il s’agit souvent d’auberges fonctionnant en donativo, où le pèlerin participe à un dîner et un petit déjeuner communautaires. Certes, ces lieux sont plus austères que les auberges privées. Dans certaines, on dort sur des matelas à même le sol. Beaucoup n’ont pas de chauffage. Parfois, il n’y a pas d’eau chaude. Mais le sentiment de recueillement et d’être le bienvenu supplée à ces carences éventuelles. Le problème dans ces rares auberges qui demeurent est que les pèlerins confondent souvent donativo et gratuité. Parfois, les dons couvrent à peine la nourriture. Les cheminants laissent beaucoup moins que ce qu’ils donneraient dans un gîte privé.
L’esprit du chemin
Alors, reste-t-il quelque chose de l’esprit du chemin ? Bien sûr que oui. Et le camino demeure une aventure personnelle des plus recommandables. L’on y rencontre des gens merveilleux, des hospitaliers qui vivent leur mission comme une forme de service aux autres. Et des marcheurs qui se rendent à Compostelle avec un esprit religieux, de méditation, de quête personnelle ou simplement humaniste. Le chemin de Saint-Jacques vit depuis 12 siècles, passant par des moments de gloire puis d’oubli. Il a permis de repeupler certains territoires et de répandre art et culture. Il fut dès son origine une voie commerciale. Alors pourquoi ne survivrait-il pas à l’ère digitale ?
Il y a autant de chemins vers Compostelle que de cheminants. Il demeurera toujours des pèlerins qui aborderont la marche vers Saint-Jacques de Compostelle en remerciant, et non pas en exigeant !
http://elpais.com/elpais/2016/11/08/paco_nadal/1478600036_788887.html
Article en espagnol
Merci pour la traduction de cet article tellement juste… Il reste néanmoins des auberges privées qui allient commerce et accueil respectant l’esprit jacquaire, souvent d’anciens pèlerins qui ont voulu changer de vie après avoir fait leur propre chemin. Ils allient alors vie professionnelle et vocation à rendre un peu de ce qu’ils ont reçu sur ce chemin de vie…:)
Bonjour,
Merci infiniment pour le partage de cet article et merci de la traduction, car j’aurais été bien incapable de le faire (sourire).
Cet article est d’une pertinence et la fin est réjouissante :
« Il y a autant de chemins vers Compostelle que de cheminants. Il demeurera toujours des pèlerins qui aborderont la marche vers Saint-Jacques de Compostelle en remerciant, et non pas en exigeant ! »
Plus de 10 ans après avoir fait le chemin une fois seule et une fois avec ma fille, quand elle avait 8 ans… je dis encore « MERCI » à la vie de ce qui m’a été offert à vivre et à partager.
D’étoilement
Sara
Article très intéressant !
Merci Fabienne de nous nous le communiquer dans une traduction tout à fait correcte.
Merci pour la traduction de ce document qui nous explique l’évolution du chemin et qui nous rappelle l’esprit du chemin.